2/6 IA : « Une grande transformation plutôt qu’un grand remplacement »

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Directeur scientifique du LaborIA (Inria), docteur en sociologie et chercheur associé au Certop (Université Toulouse-Jean-Jaurès), Yann Ferguson est un spécialiste des impacts de l’intelligence artificielle sur le travail. Il aborde les transformations attendues dans un monde du travail en pleine mutation, qui devra intégrer prochainement de nouvelles formes de coopération homme-machine.

Yann Ferguson, doit-on craindre un « grand remplacement » des travailleurs par l’IA ?
Malgré de premières prévisions très alarmistes, on estime maintenant que le remplacement ne concernera que 8 % des actifs au maximum. En revanche, la moitié d’entre eux seront exposés à une « grande transformation » de leur métier par l’IA. Or, les relations entre l’homme et la machine peuvent être enrichissantes ou aliénantes : d’un côté, l’IA pourra permettre de limiter l’incertitude, de conserver les connaissances et d’augmenter les capacités humaines, de l’autre, elle laisse craindre le risque d’un asservissement à la machine et d’une déshumanisation du travail.

Mais l’automatisation des postes s’est avérée plus compliquée que prévu. Pourquoi ?
On imaginait que l’IA effectuerait les tâches répétitives et que l’humain se concentrerait sur celles à forte valeur ajoutée. En réalité, décomposer un travail en un ensemble de sous-tâches n’est pas chose aisée. À cela s’ajoutent des effets de chaînage, qui rendent certaines tâches « complexes » impossibles à réaliser si la personne n’a pas effectué les « simples » avant.
Par ailleurs, on a aussi tendance à penser qu’il suffit de former pour conduire le changement mais dans le cas de l’IA, les freins sont plus profonds. Seules 15 % des expérimentations réussissent le passage de la preuve de concept à la réalisation ; autrement dit, et cela peut sembler surprenant, beaucoup de projets techniquement au point échouent à être adoptés.

Pour quelles raisons ?
Parce qu’ils ne sont pas utiles, utilisables ou ne respectent pas les valeurs des travailleurs. Voici deux exemples réels. Le premier était un système pour aider les dermatologues à détecter les maladies de peau : c’est utile, vous en conviendrez. Sauf que, le dispositif allongeait la consultation de quize minutes. En conséquence, il est devenu inapplicable puisque le médecin perdait de l’argent. Deuxième situation, une solution automatisée de correction de copies. Le système fonctionnait là aussi très bien et semblait répondre à un vrai besoin. Pourtant, les enseignants l’ont rejetée, pour une raison cette fois d’ordre moral : bien que la tâche soit chronophage et peu épanouissante, ils ne souhaitent pour rien au monde la déléguer à une machine, estimant qu’elle relève de leur responsabilité.

À court ou moyen terme, quels secteurs ou métiers sont les plus susceptibles d’être remplacés ou « grand-transformés » ?
L’IA devrait en premier lieu s’immiscer là où une part d’incertitude est acceptable : la traduction, le journalisme, la création et l’art en général sont en première ligne, parce que dans ces métiers, l’optimal est subjectif. En théorie, les postes de directeur ou manager sont les plus exposés, parce que leur rôle est de prendre des décisions sans validation scientifique, qui ne se vérifient qu’a posteriori. En revanche, contrairement à l’idée reçue, certains métiers considérés de « moins haut niveau » mais nécessitant des certifications strictes seront moins touchés, car l’erreur n’y est pas permise. Ce que ne peut pas, aujourd’hui, garantir une IA.

Une part des emplois pourrait-elle disparaître ?
Sectoriellement, il y aura peut-être des réductions d’effectif mais au niveau global, je ne le pense pas car l’innovation a toujours contribué à créer plus d’emplois qu’à en détruire. Le risque est plutôt que ces nouveaux emplois soient moins enrichissants, dans tous les sens du terme : le travail n’est pas seulement un moyen de subsistance mais aussi une valeur sociale et un acte de réalisation. Les mutations pourraient conduire au développement d’une nouvelle catégorie de travailleurs pauvres ou à une explosion des burn-out.

Alors, comment intégrer efficacement l’IA dans le monde du travail ?
Bill Gates, et beaucoup d’autres technophiles, voient l’IA comme une opportunité d’effectuer une transition de notre modèle économique et social. L’instauration d’une taxe-robot ou d’un revenu universel permettrait l’avènement d’un nouveau secteur non marchand, valorisant des emplois aujourd’hui bénévoles qui ont pourtant une grande valeur sociale, comme ceux du monde associatif. Je suis bien conscient que dans le contexte actuel en France, un tel discours peut sembler très utopiste.

À l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria), sur quoi portent vos travaux actuels ?
Beaucoup de choses ! L’introduction de l’IA dans les activités de production et de logistique, dans les industries créatives et culturelles, au sein des métiers de l’enquête et du contrôle, chez les travailleurs sociaux, dans le recrutement… Nous travaillons aussi sur le volet de l’inclusion sociale : l’IA va-t-elle renforcer ou améliorer l’exclusion numérique ? Autour de tous ces thèmes, nous réfléchissons à la manière d’accompagner les politiques publiques.
Marie-Dominique Lacour

Notre dossier "L’IA est là !" est paru dans le dernier ToulEco le Mag, en vente en kiosque et sur notre Boutique en ligne.
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Sur la photo : Yann Ferguson, directeur scientifique du LaborIA (Inria), docteur en sociologie et chercheur associé au Certop (Université Toulouse-Jean-Jaurès). Crédit Hélène Ressayres - ToulEmploi.

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Source : https://www.toulemploi.fr/2-6-IA-Une-grande-transformation-plutot-qu-un-grand-remplacement,43327